Audrey Vernon, en manque d’égalité sociale

L’endroit a quelque chose de rudement parisien, jonché entre la pierre grisonnante de la cathédrale de Notre-Dame-de-Paris et le charme discret des quais Montebello. C’est sur la péniche de la Nouvelle Seine qu’Audrey Vernon nous reçoit, à quelques heures de monter sur scène. Idéal pour parler de chagrins d’amour ?

Après les succès de Comment épouser un milliardaire et Marx et Jenny, Audrey Vernon présente depuis plusieurs mois son nouveau spectacle, Chagrin d’amour. Entretien avec une artiste sincère et décalée autour des thèmes de la scène et du spectacle, mais aussi du capitalisme qui “creuse les inégalités sociales”.

Audrey, vous qualifiez Comment épouser un milliardaire de “One man show économique”. Il était important pour vous de mettre noms et visages sur le monde de la finance ?

Audrey Vernon : Je sentais qu’une des causes de l’oppression des salariés est ce côté « caché » des grandes fortunes mondiales. On parle par exemple d’Amazon comme s’il s’agissait d’un dieu grec alors que derrière la multinationale existe un homme, Jeffrey Bezos, 19ème fortune mondiale qui pressure le salariat. Il profite du crime dans le sens où il peut soustraire sa fortune au fisc en toute légalité et bénéficier en même temps d’une relative discrétion. De la même façon, quand sont reçues des égéries de marques comme Chanel ou Dior– qui appartient à LVMH et Bernard Arnault donc Carrefour -, il faut savoir que derrière existent des groupes responsables d’accidents mortels d’ouvrières textiles au Bengladesh.

 

 

Sans compter les nombreuses catastrophes écologiques qui en découlent…

A.V. : Je suis intimement persuadée que les grandes multinationales et leurs dirigeants ne portent aucun intérêt aux catastrophes qu’elles provoquent ni sur la nature, ni sur les peuples. Prenons comme exemple Georges Soros, financier milliardaire américain qui en 2010 a organisé un dîner afin de spéculer sur la Grèce… Il faut se rendre compte que la conséquence pour une génération entière d’un pays est dramatique, ce seront des personnes pour qui la majeure partie de leur vie adulte aura été détruite par des milliardaires. Avoir privé un peuple d’écoles, d’hôpitaux, de services publics à la hauteur au nom du dogme de la spéculation et de l’austérité… Aujourd’hui ils ne sont pas reconnus comme des criminels car spéculer est légal. L’histoire nous dira pour combien de temps ce sera encore le cas.

Comment épouser un milliardaire, ce sont des faits dramatiques dits et présentés sur le ton de l’humour.

A.V. : Il s’agit de théâtre, et le but est que les gens aient envie de se battre et de réfléchir une fois sortis. De plus, le « one man show » est une des manières les plus populaires de communiquer et partager un travail avec le public. Pour l’écriture de cette pièce, j’ai du énormément travailler sur les statistiques et les théories économiques. J’ai d’ailleurs souvent repensé à Karl Marx, qui a été le premier à fouiller dans les statistiques du capital, à mettre en évidence les différentes lignes de forces existantes aux prémices du capitalisme. C’est un peu ce que j’ai essayé de faire concernant l’explosion des inégalités en utilisant les travaux de Piketty, par exemple… ou les chiffres de Challenges et Alternatives économiques

Votre nouveau spectacle, Chagrin d’amour, aborde avec poésie et sensibilité la question de la rupture amoureuse.

A.V. : Je me suis toujours demandée ce qui peut faire que soudainement, une personne peut ressentir un manque violent au point d’en mourir. C’est le cas des nombreuses figures célèbres dont je parle dans ce spectacle : malgré l’amour du public, malgré la réussite et la sécurité financière, qu’est-ce qui fait que l’on ne se sente plus nous-même au point de ne plus avoir envie de vivre ? J’ai donc voulu utiliser Phèdre comme prétexte et explorer les multiples facettes du chagrin d’amour. Dans la tragédie de Racine, Phèdre fait une fixation sur Hyppolite : sans lui, elle ne peut pas vivre.

Vous sentez-vous proche des artistes dont vous parlez dans Chagrin d’amour ?

A.V. : Cela fait dix ans que je joue Comment épouser un milliardaire ou Marx et Jenny et, même si évidemment je ne me rapproche pas des grandes idoles que j’aborde dans Chagrin d’amour, dans mon quotidien j’ai pu vivre des tournées, de nombreuses scènes, cette émotion particulière et puissante qu’est l’amour du public. Et puis… J’ai eu envie de leur poser cette question, « pourquoi êtes-vous mortes, mortes d’amour alors que vous aviez tout » ?  Quelque part à travers ces recherches et cet exercice, j’ai eu un peu envie de les guérir. De dire par exemple à une femme comme Dalida, qui n’est que chagrin d’amour, qu’il est possible de guérir et d’aller mieux. Le fait de partager des dialogues sur scène avec Maria Callas ou Edith Piaf a finalement quelque chose de très ésotérique, parce que je leur demande un peu de leur force et j’essai de leur en donner.

On parle finalement ici de l’immense tristesse d’être un être humain, avec ses douleurs et ses manques. Quel manque ressent aujourd’hui Audrey Vernon ?

A.V. : Comment peut-on vivre heureux dans un monde si inégalitaire, dans un système ou le plus fort ou le plus malin écrase tous les autres ? Je n’arrive pas à défendre ce système, il y a eu des époques moins inégalitaires. Je suis clairement en manque d’égalité sociale. C’est le seul manque que je ressens aujourd’hui.

Propos receuillis par Jérémy Attali
Crédit photo: Ingrid Mareski

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