Yolande Zauberman et Paulina Spiechowicz : « Les mots sont une forme de résistance »

Cascamorto (italien) : tomber mort d’amour. Zapoï (russe) : une terrible envie de se saouler, de se perdre dans l’oubli.

En publiant Les mots qui nous manquent, une encyclopédie de mots étrangers n’ayant pas d’équivalent en français, Yolande Zauberman et Paulina Spiechowicz tracent avec talent et poésie un chemin tant géographique que sentimental qui nous entraîne au cœur des cultures qui nous construisent. Du romantisme de la langue arabe à la dureté du hongrois en passant par le yiddish, les deux auteures nous invitent à un florilège d’imaginaires et de sensations. Et à élargir notre vision d’un monde en constante évolution.

Comment vous vient l’idée d’écrire Les mots qui nous manquent ?
Yolande Zauberman : L’idée m’est venue il y a plus de quinze ans et est le fruit de plusieurs de mes voyages. Pour mes tournages, j’ai eu à m’installer dans différents pays et ai découvert des mots qui n’existaient pas en français. Et puis, il y a eu ce mot qui n’existe pas chez les tribus indiennes qui nettoient les vitres des gratte-ciels de New-York : le vertige. Il y avait donc des mots dangereux à connaitre. Cela a été un élément déclencheur. Et puis j’ai toujours rêvé étant adolescente de me trouver dans la peau des autres. De savoir comment ils se sentaient, comment ils voyaient. Si le orange à l’intérieur de moi-même était du vert chez eux. D’une certaine manière, ces mots m’ont fait expérimenter ces sensations : savoir ce qui est central chez les autres.
Paulina Spiechowicz : Maintenant que le projet est terminé, deux choses me viennent à l’esprit. Il y a quelques jours on m’a posé un question que j’ai trouvé pertinente : quelle est la langue maternelle de notre époque ? Je trouve que ce projet répond assez bien à cette question. La deuxième chose est une affirmation, une citation de Malraux, un peu détournée : « le 21ème siècle sera poétique ou ne sera pas ». Ces deux phrases qui ne me quittent plus étaient en fait d’emblée au centre du projet.

Etes-vous donc en recherche d’une langue maternelle à travers cet ouvrage ?
Y. Z. : Cette idée de langue maternelle est très intéressante. Paulina comme moi n’avons pas eu de langue maternelle. Elle est née en Pologne puis a grandie en Italie, de mon côté mon père a interdit à ma mère de parler polonais car il s’agissait, pour lui, de la « langue de l’ennemi ». Ma langue maternelle n’a pas été le non-dit mais le silence. Quand on voit l’enthousiasme des gens à plonger dans cette encyclopédie, cela veut dire quelque chose sur ce besoin de langue maternelle universelle à travers ce mélange des mots. Notre but n’est pas d’apprendre toutes les langues traitées mais, que les gens choisissent pour les mélanger aux leurs.
P. S. : Pour des raisons différentes, le polonais m’était aussi refusé. Je suis parti en Italie très jeune et de ma mère est apparu un rejet de la langue pour s’orienter vers l’italien. L’interdiction m’a donc accompagnée des années, jusqu’à me donner l’impression aujourd’hui non pas d’être sans patrie, mais de m’être fait enlever la langue de ma patrie. Ce livre, quelque part, rassure et donne des réponses à de nombreuses questions. A savoir comment se trouver sans langue de référence.

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Yolande Zauberman

De quelle façon avez-vous travaillé ensemble ?
Y. Z. : La méthode de départ était que Paulina recherche les mots et que moi je les assemble. Mais tout cela est très vite devenu flou. L’idée était de construire le livre telles des scènes de cinéma. De proposer au lecteur de ne jamais s’ennuyer de la première à la dernière ligne, en passant par des émotions, des paysages, des couleurs et des sonorités différentes. L’assemblage a été un travail d’association de sensations, c’est venu assez naturellement même s’il s’agit d’un très gros travail.
P. S. : Nous étions au départ dans une méthode expérimentale et il fallait débloquer le mécanisme de recherche. Cela s’est réalisé à base de livres, de dictionnaires, de textes. Beaucoup nous venaient de l’anglais, un gros travail de traduction a donc eu lieu. Nous avons ensuite contacté des traducteurs, des poètes, des chercheurs. Je me suis orientée vers des livres de civilisation, comme les « Dictionnaires amoureux », une collection parue chez Plon car ce qui nous intéressait n’était pas les mots touts courts, mais les aspects culturels, sociologiques et anthropologiques de ceux-ci.
Y. Z. : Dès le départ, l’idée était de se cantonner aux sentiments et aux géographies. Car nous ne pouvons pas tout prendre ni tout traiter.

capture-decran-2016-11-28-a-17-16-35Quelles difficultés avez-vous rencontré tout au long de ce travail ?
P. S. : Dans certains livres officiels, des mots ont plusieurs sens et nous ne savions pas à qui nous fier. Il faut savoir aussi que certains mots ne sont pas univoques, certains traducteurs nous donnaient des éléments et des visions différentes. C’est donc nous qui avions tranchés après beaucoup de recherches. On découvre aussi que beaucoup sont fiers de leurs mots, d’autres jaloux de ceux des autres, c’est assez amusant. Des thématiques ont posé problème comme les insultes racistes. Certaines étaient très fortes, nous étions attirés par l’idée de les partager mas d’un autre côté, nous n’avions pas envie de mettre ces mots en valeur. Même s’il est intéressant de les reconnaître quand on voyage à l’étranger (rires). Certains autres ont disparus comme par exemple le mot anglais « serendipity », car sa définition est devenue courante en français.
Y. Z. : Les mots peuvent être des armes, peuvent faire beaucoup de bien et de mal. Ils racontent une histoire, en disent long sur le passé d’une civilisation, sur son présent aussi. Il y a des identités de langues. Certaines sont plus méchantes que d’autres : le hongrois, le polonais ou l’allemand. L’allemand par exemple oscille entre angoisse et méchanceté. A contrario, d’autres en disent beaucoup sur les tolérances. Sur ce que les autres cultures acceptent ou refusent. Les mots sont comme les lois : ce que l’on peut faire dans un pays ne se fait pas toujours dans le pays voisin. Il y a des mots de liberté ou de fermeture et d’oppression.

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Paulina Spiechowicz

Quelles sont les recherches qui vous ont procuré le plus de plaisir ?
P. S. : Nous avons beaucoup aimé les mots d’Afrique noire car ils imagent souvent la danse ou la magie. Cela ne passe pas par des traductions rationnelles mais par des biais plus originaux, plus subtils, laissant place à l’imaginaire, à une notion de l’espace différente aussi.
Y. Z. : Le coréen et les langues asiatiques en général sont très respectueuses de l’autre. En coréen, le « nunchi » traduit un esprit collectif très présent : il tend à deviner à l’avance ce dont l’autre à besoin.
P. S. : L’univers de la langue coréenne nous fait découvrir des structures de société très liés où l’idée de la famille et de la communauté est au centre de toutes choses, de par des pratiques visant à punir non pas l’individu mais la société.
Y. Z. : Tout comme le russe est la langue du paradoxe : « balda » est le « con intelligent », celui qui gagne toujours à la fin contre « l’intelligent con ». On y retrouve une sagesse de la vie, une gourmandise à nommer les choses.

Ces recherches étant des invitations à toujours creuser plus, à quel moment vous dites-vous que le livre est terminé ?
P. S. : Je dirais que cela ressemble un peu au théâtre. Une pièce peut durer une heure comme quatre. Certaines sont déjà trop longues au bout d’une heure, d’autres trop courtes : c’est pareil pour un livre. Cela ne doit être ni trop ni pas assez. Et c’est une fois plongé dans sa lecture que nous le ressentons. Et j’ai aussi envie de parler de poésie car les mots peuvent être infiniment poétiques. Les lires comme une séquence, sans même en regarder la langue, peut devenir une sorte de lecture de poème. C’est aussi l’idée : lier le narratif et le poétique.
Y. Z. : C’est aussi une forme de résistance. Nous nous rendons compte à quel point le monde se rétrécit, et le livre en est l’antidote. Nous étions porté par ce travail et cette envie de faire un livre rayonnant. Les mots qui n’existent pas dans toutes les langues sont des mots qui résistent à la mondialisation. Ce sont des secrets collectifs. Il n’y a pas de risque à ce qu’ils disparaissent. C’est la richesse même de chaque culture.
P. S. : Peut être que les méchancetés ou les insultes racistes disparaitront. Les manques sont parfois une manière de cacher. Comme une fausse élégance.

capture-decran-2016-11-28-a-17-15-59A l’issue de ces mois de recherche et d’écriture, quels sont les mots dont vous ne pouvez plus vous passer à présent ?
Y. Z. : J’aime beaucoup le « zar ». C’est un étranger invisible qui vous habite. Il aime la musique, il aime les femmes, c’est l’amant de la nuit qui vient dans les rêves.
P. S. : « Magari ». C’est un mot italien, une idée de rêve, un mot enfantin, mais aussi de volonté et de désir. C’est un mot qui me manque beaucoup. C’est un mot si beau dans sa sensualité.

Vous projetez-vous déjà dans une deuxième encyclopédie ?
Y. Z. : Il y aurait vraiment de quoi faire. Il faut d’abord que ce livre devienne contagieux. Il faudra prendre du temps car, si réaliser Les mots qui nous manquent fut un geste délicieux, cela n’en reste pas moins un énorme travail.

Propos recueillis par Jérémy Attali
Publication dans Energies Syndicales – n° 157 – Novembre 2016 

 

Les mots qui nous manquent, aux éditions Calmann-Levy
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Dans cette petite encyclopédie, les mots sont un voyage et tiennent le lecteur en haleine. Par leurs mots secrets, les autres cultures s’ouvrent à nous. Par exemple, « Wiswas » désigne en arabe une obsession qui tourne dans la tête et n’en veut plus sortir. Prononcez ces deux syllabes dans le monde arabe et les regards s’éclairent : on n’est plus tout à fait un étranger.

Yolande Zauberman est née à Paris, elle est scénariste et réalisatrice de films documentaires et de fiction (Classified People, Moi Ivan, toi Abraham, Clubbed to Death, Tanguy, Agathe Cléry, Would you have sex with an Arab ?).
Paulina Spiechowicz est née à Cracovie, elle grandit en Italie et vit en France. Écrivaine et photographe, elle a soutenu une thèse de doctorat à l’École Pratique des Hautes Études dans la section des sciences historiques et philologiques.

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