The Lost Ones, le tourbillon de l’Histoire et des âmes
Musique électro, écriture rythmée, rimes internes en pagaille… The Lost Ones, réalisée par Mathilde Hirsch.
Musique électro, écriture rythmée, rimes internes en pagaille et cette voix, ce synthé, qui se répondent et entraînent le spectateur dans le tourbillon de pensées d’un personnage inconnu mais familier. Non, il n’est pas question ici d’un film indé ou d’un album concept, mais de la série documentaire The Lost Ones, réalisée par Mathilde Hirsch et produite par l’INA.
The Lost Ones est une succession de néo-documentaires. Évoquant les destinées pas toujours heureuses de semi-anonymes oubliés et victimes de la grande Histoire, cette série parue sur Arte au printemps 2019 se singularise par son format, aussi musical que visuel. Il n’est pas tant question d’Histoire que d’histoires dans les dix épisodes qui forment cette première saison : Mathilde Hirsch se concentre sur les psychés, sur les trajectoires d’êtres ordinaires qui se trouvent écrasés ou emballés par le pas de l’Histoire, la grande, celle qui change les destinées et crée des héros comme elle engendre des fous. Fous, ils le sont pour certains,The Lost Ones : les dix personnages élus par l’ancienne élève de l’ENS ont tous en commun d’avoir été bouleversés, pris dans des événements indépendants de leur volonté qui marqueront à jamais leurs vies. Et ce récit d’anonymes se fait par la voix, le texte travaillé qui colle à la mélodie électro affûtée et savante et enfin ces images d’archive qui se présentent, saccadées, comme des illustrations aux propos sans jamais vraiment montrer le visage de ceux dont il est question.
Chaque mot, chaque anecdote est vraie – les images, elles, se dérobent à la véracité historique et viennent un peu plus appuyer le statut hors-catégorie de la série de Mathilde Hirsch : la fiction accompagne le propos, factuel et fondé, et le tout est bercé par la musique – « on a décidé de prendre des images évocatrices, poétiques et de jouer sur le contraste entre fiction et réel. Des images surréalistes racontent mieux la force et le tragique du réel ». Rapide, rythmé, percutant, innovant, efficace. Un OVNI documentaire, pour résumer.
Réinventer l’écriture de l’histoire…
Mathilde Hirsch arrive il y a quelques années dans les studios de l’émission Au Cœur de L’Histoire d’Europe 1. Auteur, elle y découvre des personnages historiques hors-norme et apprend, sous l’égide de Franck Ferrand, que ces oubliés de la grande Histoire, ces presque anonymes sont parfois plus passionnants encore que les personnages connus : « On cherchait des personnages différents avec d’autres histoires. Je les ai découverts un par un, étonnée qu’ils soient tombés dans l’oubli, qu’ils n’aient jamais été mis en lumière. Leurs vies étaient dingues, pleines d’événements historiques fous qui n’étaient vraiment que des événements de leurs vies, finalement. »
L’écriture de la réalisatrice en devenir s’aiguise, s’amuse, se fortifie au sein des différents projets qu’elle mène pour la chaîne de radio. « Dans Varenne, un podcast que j’ai co-écrit avec l’historien Pierre-Louis Lensel, on a voulu raconter l’histoire autrement, en rentrant dans la psychologie des personnages. On a du dialogue, on est dans la tête des narrateurs » – une expérience décisive, puisqu’elle semble bien annoncer la narration de The Lost Ones, cette écriture nerveuse et psychologique, hypnotisante qui va dérouler le conte de chacun des personnages de la série. Et c’est en solo que Mathilde Hirsch se lance dans l’écriture de son documentaire, sans consultation avec un historien, pour relater les péripéties, les pensées, la trace laissée par ces dix drôles d’humains qu’elle entend ressusciter, six minutes chacun, dans The Lost Ones.
… et du documentaire
Le format de la série The Lost Ones n’est pas OVNI que par l’écriture – la musique électro, magnétique, accroche les mots de Mathilde, sa voix un peu grave et posée, calculée. Ce genre à la limite de la chanson lui vient d’un projet personnel, datant un peu : « Mon grand-père parlait peu, était assez mutique, je ne le connaissais pas vraiment. Puis j’ai découvert des images qu’il avait filmées, avec un regard hyper pointu et hyper beau… et j’ai un peu mieux compris mon grand-père à travers ces vidéos. Les films étaient muets : j’en ai fait des montages, avec de la musique en continu et des histoires que j’inventais, juste pour moi. » Du texte et des notes, ainsi soit-il et ainsi cela sera, pour The Lost Ones : « Je voulais que la musique ait une vie entière dans la série, qu’elle soit presque un personnage. »
La jeune réalisatrice emmène sur son projet le compositeur et pianiste Camille El Bacha. Sur-mesure, leur collaboration est une partition ciselée, symbiotique : « Pour rendre vivants les personnages, faire sentir ce qu’ils ont d’actuel, à quel point ils ressentent comme nous les mêmes peurs et angoisses, c’était naturel de mettre de l’électro, de faire un truc hyper moderne – c’est pour qu’on suive leurs flots de pensée. » The Lost Ones est un projet hors-norme, un OVNI documentaire car cette série évoque des âmes elles-mêmes hors-norme. Et si la voix, la musique, les clips d’images d’archives s’articulent de façon inédite, c’est pour mieux évoquer leurs destinées souvent tragiques.
De l’origine de la folie
« Nés au mauvais moment à la mauvaise époque », les « lost ones » sont perdus dans le tourbillon de leur vie et de l’Histoire. Textes, musique, images au montage très rapide, le tout transpirant ces dix personnages – le documentaire est infusé de leurs psychés et l’on s’immerge dans ce bain de folie sans réfléchir, aimantés à ces histoires (de) dingues. Mathilde Hirsch confesse volontiers sa fascination pour les effets tragiques du poids du réel sur l’âme humaine : « l’Histoire les pousse à changer ce qu’ils auraient été, les amène soit à se surpasser, soit au contraire brise leur vie. Ils doivent alors se débattre dans un contexte qui les malmène et les rend fous. Je veux étudier le point auquel l’histoire influe sur la psychologie. Est-ce que l’histoire rend fou, à force de violence, est-ce inné ?… » Décalés comme les documentaires qui les portent, ces personnes que la réalisatrice décide de mettre sous la lumière furtive de sa plume et de la musique de Camille El Bacha sont autant d’échos de nous-mêmes – la question, derrière celle de l’origine de la folie de ces magnifiques oubliés de l’Histoire, torturés et enterrés par elle, est celle de notre propre propension à la folie. Hypnotiques, les dix épisodes nous plongent dans un autre monde, un autre temps, une dimension rapide, saccadée, à la fois tragiquement réelle et illusoirement fictive. À consommer au casque, seul, et en une seule fois pour une immersion complète – le vertige est la quatrième dimension de The Lost Ones.
Pour voir et revoir The Lost Ones, le lien ICI.
Propos recueillis par Maud Darbois.
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