Portfolio: Adèle Fugère, la poésie du détournement
Insuffler humour et poésie dans les objets du quotidien : le travail d’Adèle Fugère s’applique à détourner fruits, bonbons et autres “petits trucs” pour leur donner une nouvelle vie, empreinte autant de son âme d’artiste que de son âme d’enfant.
Adèle ne voit pas le monde comme nous : la poésie et l’humour semblent l’entourer au quotidien et s’incarner dans tout ce qu’elle voit. Découvrir les détournements dessinés de l’illustratrice nantaise, c’est entrer dans un univers où les ailes de papillon sont des tranches de pain prêtes à être tartinées, où la barbe de Toutankhamon est un pion de Jeu de l’Oie, où deux œufs posés sur la table se transforment en le séant arrondi d’une Vénus callipyge. Son âme d’enfant se mêle à son âme d’artiste, et son trait, à la fois naïf et travaillé fait sourire et réfléchir, tout en délicatesse et fantaisie.
Le dessin fait partie d’Adèle et le lui rend bien : depuis toujours, elle s’isole grâce aux crayons et au papier pour s’exprimer, dire « plein de choses »… un peu comme lorsqu’elle écrit. Egalement journaliste et auteur, elle montre autant de malice dans ses billets d’humeur pour la radio que dans ses détournements dessinés, publiés sur Instagram. Peut-être, d’ailleurs, que le fil rouge de toutes ses « casquettes » est bien cette malice, la vision fraîche et pétillante qu’elle pose sur les choses qui l’entourent et l’inspirent. Entretien sans détours avec cette artiste qui transforme l’ordinaire en extraordinaire, au gré des inspirations et des saisons.
Comment le dessin arrive-t-il dans ta vie ?
Je dessine depuis… toujours, en fait. Il y a eu des périodes plus ou moins fastes, mais ça a toujours été là, en filigrane. Je suis née à la fin du XXe siècle, donc il n’y avait pas internet (rires) et je dessinais pour moi, jamais pour d’autres : dans des carnets, sur des feuilles volantes. Je suis même sûre que mes parents ne le savaient pas ! Je n’ai jamais pris de cours, pas fait d’école, il n’y avait aucun calcul dans ma pratique, je ne voulais pas devenir dessinatrice. Mais ça a toujours été là, dans un coin et un jour, on poste une première bêtise, puis deux, trois bricoles sur les réseaux sociaux … et ça prend, sans le vouloir.
Pourquoi le dessin comme pratique, particulièrement ?
A la base, c’est l’écriture pour moi. Et l’écriture aussi est très visuelle, je suis attirée par les écritures qui sont, pas prolifiques, mais liées à l’image, celles liées au cinéma. Je préfère le dessin plus que la peinture parce que, déjà, je suis plus à l’aise avec un crayon qu’un pinceau, la notion de « matière » ne m’intéresse pas. C’est le trait, la simplicité du trait que j’aime. Et puis, le dessin est une activité très solitaire, et me plaît pour cela : j’ai plusieurs casquettes et la plupart d’entre-elles me font rencontrer beaucoup de monde. Le dessin, c’est une pause, une façon d’aller à l’essentiel et une belle façon d’exprimer les choses : je suis persuadée qu’on peut dire beaucoup avec un simple dessin.
Comment t’es venue l’idée des compositions dessinées, tes « détournements » ?
Les détournements me sont venu par hasard. Je n’ai rien inventé, ça existe déjà. Et surtout, c’est quelque chose que les enfants de 4 ou 5 ans font naturellement : un morceau de bois, une cuiller dans la main et ils s’inventent une fusée, une voiture. Ça, on le perd adulte… et ensuite on peut le récupérer.
Comment choisis-tu l’objet qui vient se poser sur ton dessin ?
C’est presque l’inverse en fait ! L’idée vient d’abord des objets : l’objet m’impose le dessin. Je vois l’objet, mais je vois autre chose… le dessin s’adapte, avec un trait très simple. Il m’est arrivé une ou deux fois seulement de vouloir faire un certain dessin, et de chercher l’objet. Un jour, je voulais dessiner une montgolfière, ses fils blancs. J’ai mis plusieurs mois à trouver le bon ballon : j’ai essayé la baudruche, un fouet de cuisine… Et puis un jour, je mange une clémentine, je la pose sur la table et je vois la montgolfière !
Je travaille de manière très « old school », avec des feuilles et des crayons. Ma seule contrainte est la taille des objets, il faut qu’ils puissent être posés sur la feuille pour dessiner autour. Le dessin doit être à l’échelle de l’objet, sinon le résultat ne fonctionne pas : c’est un travail en 2D et en 3D vraiment. Et je tiens à un minimum d’esthétique dans tous les détournements, car si l’idée est bonne mais le résultat final moche, je laisse tomber.
Tu insères dans tes « compositions dessinées » des objets très banals, presque triviaux. Est-ce qu’ils signifient quelque chose pour toi ?
Indirectement, certains ont une histoire. Mes objets, ce sont ceux qu’on trouve dans ce qu’on appelle « le tiroir à merdouilles » : le bouchon de la bouteille, les bougies d’anniversaire, leurs supports, des petits trucs qui traînent… Les objets doivent être identifiables de suite pour celui qui regarde, car s’il ne comprend pas l’objet, ça ne marche pas. Si j’utilise un compas, on doit le voir. Pareil pour une bougie, un trombone — il y a quand même importance dans le choix. Certains objets ont une « vraie » histoire : dans Mamie, j’ai fait une grand-mère avec les cheveux bleus, ces reflets bleus de la sortie de chez le coiffeur qui sont composés de petits cotons bleus. Ces cotons – très durs à trouver aujourd’hui ! – , ma grand-mère faisait sa manucure avec. Il y a un lien, une histoire, un message. Pour le Globe, c’est pareil : le pissenlit est sciemment une image de l’environnement et sa fragilité. Parfois, les messages sont sous-jacents, presque inconscients : Le Poisson est en baudruche, et à l’origine, c’était simplement parce que ce ballon avait forme de poisson. Mais un message y est apparu à certains : le problème du plastique dans les Océans. Il peut y avoir des histoires, et, souvent dans ces détournements, c’est ce que les gens vont aimer, car ça leur fait penser à quelqu’un qu’ils aiment, une situation. C’est comme des chansons : quand on la balance, elle nous appartient plus, le message est à celui qui voit, écoute.
Est-ce que tes travaux sont pérennes ou éphémères, le temps de la photo ?
Ils sont plutôt éphémères. Après la photo, beaucoup de dessins deviennent incomplets car l’objet qui rentre dans le dessin manque : les fruits, bonbons, légumes… on ne peut pas les garder. La création du dessin est très artisanale. Pour l’immortalisation, j’ai la chance de vivre avec un photographe : on capture le dessin avec l’objet dans son studio en jouant sur les ombres et lumières avec des projecteurs. Une fois le cliché fait, il y a un peu de post-prod, mais c’est du nettoyage, on ne fait aucun montage numérique. Tout est fait à l’ancienne : on ne sait pas faire autrement ! Je travaille avec les saisons. Le Globe est formé par un pissenlit en graines qui venait de mon jardin. On n’avait pas passé le dessin au studio, je l’avais simplement pris en photo avec mon téléphone pour le poster. Des personnes m’ont demandé un tirage quelques temps après… mais il n’y avait plus de pissenlits dans mon jardin ! Ils ont attendu un an pour l’avoir. Un matin, je vois que les pissenlits étaient revenus, j’ai fait mon casting de pissenlit et refais le dessin pour qu’ils puissent avoir leur tirage. C’est joli comme histoire, les gens sont capables d’attendre. On fait avec les saisons, à l’ancienne, on ne triche pas.
Tu publies tes compos sur Instagram : pour toi, les réseaux sociaux sont-ils une vitrine pour tes travaux ou une jungle d’artistes où la concurrence règne ?
Je ne fonctionne pas en regardant ce que font les autres — pas s’ils font la même chose. Je suppose que pour certains objets, quelqu’un peut avoir la même idée. La paire de ciseaux, par exemple, on est beaucoup à y voir un bec et des yeux. Ce qui m’intéresse dans Instagram, c’est l’ouverture à d’autres influences, les artistes radicalement différents — ceux qui font des visuels d’affiches de concert, j’adore ça, les pochettes de disque… Je peux trouver l’inspiration en les regardant. D’abord, parce que c’est beau, mais aussi l’inspiration vient n’importe comment ! Un bouquin, un article… Par exemple, l’autre jour, je lisais : « Le compas des jambes des femmes à talon » dans un magazine. Ca a fait tilt, une espèce de compas. J’ai tiré le fil et le dessin est venu. Je ne ressens pas de pression sur Instagram. Je ne me sens pas engoncée, pas obligée de poster. Il faut une régularité, c’est certain, mais c’est comme un tuteur derrière le dos qui me fait dessiner tous les jours. J’ai choisi Instagram pour les artistes que j’aime. Ce que je fais, c’est gratuit, c’est pour le dessin. En réalité, tout le monde peut le faire ça, les détournements. Ce n’est pas compliqué, ce sont des petits dessins qui ont une durée de vie très courte. Ce sont des cafés : à la fin du repas, on le veut, on le prépare, on s’assoit avec, on le déguste mais finalement, ça dure 20 secondes et après vous l’avez oublié. Comme un bonbon, qui dure le temps d’un bonbon !
Propos recueillis par Maud Darbois
Pour découvrir tous les détournements d’Adèle, c’est ICI.
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