Pierre Gambini, militant de la créativité

Loin des clichés et plutôt doué pour casser les codes, Pierre Gambini brille depuis toujours dans une recherche musicale revendiquée.

Traversé par autant d’envies artistiques que de projets – voire de batailles – à mener, artiste au sens premier du terme à l’écoute et à la vision souvent prémonitoires, le cortenais qui a grandi à Bastia évolue dans un univers singulier qui n’appartient qu’à lui, mais qu’il aime partager. Dans le but de faire avancer une cause, sa cause : la création. Focus sur l’éveil artistique d’un artiste en mouvement, de ses cours de solfège avortés à sa première basse, en passant par ses albums comme ses musiques de films. Sans oublier le futur, qu’il a choisi de passer sur son île, avec de quoi, comme toujours, bien s’occuper.

Pierre, tu as souvent dit que ta culture musicale était assez punk.
Surtout à travers The Clash en effet, car ce sont des vinyles que j’écoutais beaucoup gamin. J’ai baigné dans une culture très rock à la maison. J’ai grandi dans les quartier Sud de Bastia, à Lupinu, où il régnait une ambiance très rock dans les années 70. Je découvre donc la musique par ces biais-là.

Beaucoup imaginent pourtant les Corses n’écouter que des chants traditionnels…
C’est vrai et faux à la fois. Si je reprends l’exemple de mon quartier d’enfance, mon grand-frère, qui jouait de la basse, faisait partie en même temps d’un groupe de rock et d’un groupe de chants corses. Et c’était pareil à la maison, j’avais ces deux univers à disposition dans la discothèque. Nous étions ouverts, loin d’une idée de représentation de nous-même, ou d’un quelconque problème d’identité musicale. Nous étions qui nous étions, sans se poser de questions, on aimait ce qui venait de l’extérieur en même temps que le mouvement naissant qui était la ré-appropriation culturelle, initié notamment par Canta U Populu Corsu. Rien de tout cela n’était antinomique, aucun choc n’était d’actualité.

Tu trouves que la musique est plus clivante aujourd’hui ?
Je trouve en tout cas bête de dire que l’on déteste une musique. Soit elle résonne en nous, soit elle ne résonne pas. De là ensuite à se construire une identité autour d’un genre musical ou même d’un artiste induit, pour moi, un léger problème. C’est peut-être radical mais c’est ma façon de penser. Etant musicien il est sans doute vrai que j’aborde les choses autrement, pour moi, il n’y a qu’une seule règle en musique : celle d’écouter le style que tu aimes en premier, et ensuite celle qui te parle moins, car elle t’apprendra toujours quelque chose. J’ai gardé cette ouverture d’esprit depuis toujours et cela me permet de faire ma musique aujourd’hui.

 

 

Quels sont justement tes premiers pas dans la musique ?
A mes 11 ou 12 ans, mon grand-frère essaie de me mettre au solfège mais cela ne prend pas. C’était un univers trop rigide pour moi. Je laisse tomber et je le prend même comme un échec mais, inconsciemment, je veux par la suite prouver à mon frère que je suis capable de faire de la musique quand même. Je commence donc par la basse, trois ans après, au point que j’arrive à l’accompagner, lui et sa guitare. Je peux alors le suivre et découvrir ce que c’est de jouer en groupe, l’ambiance des locaux de répétition, dont tu ressors avec des acouphènes (rires).

A quel moment sens-tu que la musique prendra une place si importante dans ta vie ?
Quelques mois après, quand je me retrouve sur scène devant 2000 personnes, avec un groupe de rock justement, pour ce qui était le premier festival de rock de Bastia. Une fois propulsé sur scène j’ai un choc assez révélateur, mais pas forcément en vue d’entamer une carrière, car il est compliqué de se professionnaliser en Corse. Je suis peut-être, aussi, trop jeune pour réellement y penser. Je continue en tout cas la musique en amateur et j’intègre un autre groupe de musique Corse, Isula, assez engagé politiquement. C’est à partir de là que je passe à la guitare, pour laquelle j’ai de bonnes facultés. On enregistre finalement un premier album en 1989, qui sort en cassette.

C’est à ce moment-là que le déclic a lieu ?
Je retrouve, en dehors du fait qu’il s’agisse d’un groupe militant, une ouverture d’esprit et une passion pour la musique qui me parlent. Je m’y plaît beaucoup et des liens d’amitiés se créent. Je suis un garçon qui manque d’assurance, de confiance en moi, et dans ce groupe on me demande de composer des musiques et à leur plus grande surprise, ils découvrent que j’ai un univers ! Je compose donc la moitié du deuxième album à leurs côtés. C’était une expérience rassurante, qui me conforte finalement dans l’idée que je peux être un song-writer sans avoir fait d’école de solfège. Parce que j’ai un rapport à la création qui est personnel, que je conçois comme un palliatif à la vie. J’ai une sainte horreur du monde dans lequel je vis, et je n’ai pas avancé sur ça (rires).

 

 

Comment décrirais-tu, justement, ton univers musical ?
Je ne sais pas pourquoi, mais le mot « alternatif » me revient souvent. De par ma manière de composer, d’avoir un sens de la mélodie très personnel, très singulier. J’ai donc cette impression de constituer une alternative à ce que l’on entend souvent, notamment en Corse. Mais cela se retrouve aussi quand je travaille au niveau national pour des musiques de film : j’ai une approche qui est mienne, qui ne sort pas d’une formation de Conservatoire. Ma création a son côté artisanal, avec ses lacunes sans doute, mais je ne sais composer qu’ainsi. Je pense que ma proposition musicale est parfois un peu fragile, imparfaite, mais répond à l’univers artistique dans lequel j’évolue. Je tiens également à ce que la musique ne soit pas élitiste mais populaire.

Quelles sont les sources d’inspiration de cet univers singulier ?
Elles sont diverses. Cela peut être un sujet de société, le son d’un instrument, une émotion… Il y en a beaucoup, et il s’agit ensuite de les structurer, d’enregistrer tout ça sur un dictaphone et par la suite de peaufiner. Dans ces moments-là, je reste dans ma bulle, j’avance, et je ne prend les conseils et les points de vue qu’après. Parce que si je fais écouter mes idées dès le départ, elles sont souvent incompréhensibles, elles manquent encore de clarté. A ce stade-là, on ne sait pas encore complètement où je veux aller. C’est pour ça que je dois avancer encore dans la maquette. Et une fois bien avancé, je partage peu, mais à des personnes dont je suis très attentif aux retours.

Ta carrière est riche de recherche musicale et ne se résume pas à un épisode mais, il existe un avant et un après Mafiosa en terme de notoriété. As-tu eu peur d’être, quelque part, enfermé par ce succès national ?
A partir du moment où tu as une approche carriériste de la musique, tu peux effectivement t’enfermer dans un genre, puis étirer un filon. Sauf que n’étant pas un artiste formé conventionnellement à la musique, mon approche est purement artistique et je me sens plus proche d’un créateur d’art contemporain. Je fais toujours en sorte, dans mon travail, de proposer du sens. Et à chaque nouveau projet, je repars à zéro ! Parce que chaque projet est un monde à part. Il n’est pas question pour moi de faire la même chose à chaque fois, je m’ennuierait à mourir ! J’ai plutôt besoin de défis, de casses-tête. Faire de la musique uniquement pour bouffer me flinguerait. De fait, je n’en vis pas complètement et cela m’amène à avoir d’autres activités à côté, mais je préfère respecter et soigner cette pratique musicale que de m’enfermer dans une approche industrielle de la discipline.

Une approche créative qui t’a conduit à te servir de la langue Corse comme d’un véritable instrument. Tu penses que la scène musicale insulaire est encore frileuse dans cette idée de croiser langue Corse et musiques d’ailleurs ?
C’est une histoire d’état d’esprit, et cela ne dépend que de ça. Si tu es dans le bon état d’esprit, ouvert sur les propositions, il s’agit d’accepter que l’on peut jouer avec langue Corse, qu’elle devienne un outil ou un instrument; ton approche n’est alors plus la même. Si tu te dis plutôt que notre langue est sacrée, que l’on doit rester dans des codes et ne pas choquer le public corse ni le bousculer dans l’idée – ou le fantasme – qu’il se fait de ce que cette langue doit être dans la musique… Il s’agit donc de sortir de ces carcans, et il y en a beaucoup dans ce que je t’ai cité. Si on arrive à abattre ces murs, il n’y a plus aucune raison pour que la langue Corse ne puisse pas voyager sur d’autres musiques. Car elle est très sonore, possède une approche très ancienne dans le son tout en étant très moderne, et je l’aime notamment pour ça. J’ai en tout cas trouvé une façon de l’utiliser comme instrument. Et cela me permet ensuite de faire une reprise de Blondie, Heart of Glass, et de la chanter en Corse.

 

 

Tu dis également que se professionnaliser artistiquement en Corse reste difficile et que c’est un parcours du combattant. Tu n’as pourtant jamais quitté l’île et y reste profondément attaché.
C’est un paradoxe en effet. Je pense que ma place est ici, en Corse. Même si c’est un effectivement un parcours du combattant au jour le jour, car je vis dans un environnement qui ne me semble pas adapté à mes envies artistiques. Je vois des lourdeurs culturelles… des choses qui me déplaisent. Mais plutôt que de tout détester et de partir, je me suis dit que je devais rester, quitte à en faire chier quelques uns de temps en temps (rires). Et que j’essaie, surtout, d’apporter ma façon de voir les choses, de convaincre, d’être écouté. Et je le suis, plus que ce que j’ai pu le croire. Du monde me suit, sur l’île ou ailleurs. Pourquoi je ne penserais qu’à moi et à ma carrière ? Je veux surtout me sentir utile. C’est au final un engagement politique au sens noble du terme, c’est à dire non pas au service d’un parti politique mais de la création sous toutes ses formes.

En terme de création, tu as lancé bien des projets ces dernières années, et celui qui t’anime en ce moment semble réunir tous tes combats en un seul…
J’ai beaucoup de projets en cours et tu vois, cela fait partie de mon personnage, qui est très créatif, très prolixe (rires). Je m’impose de réaliser tous mes projets, mais c’est infaisable pour le commun des mortels. Mais si je dois t’en parler d’un seul, c’est en effet de celui d’une infrastructure qui va finalement réunir tout ce que je porte depuis des années. Je suis en train de monter « Le Fruit », la fabrique des nouvelles pratiques culturelles. Il s’agit de réunir dans une même structure l’entreprenariat, qu’il soit culturel ou non, et une fabrique purement artistique. Le troisième volet sera un pôle de médiation territorial culturel, qui fera la promotion de ce qui se passe dans cette structure auprès des zones éloignées, comme dans nos villages ou dans des quartiers dits sensibles. Tout cela permettra à des artistes du monde entier, comme locaux, d’être mis en relations, de créer ensemble, dans un environnement professionnalisant. Cet outil cherchera à apporter des réponses aux problèmes actuels comme l’acculturation, qui me semble progresser en Corse. Nous ne voulons plus être à la traîne demain dans la création. Tout cela commence normalement en fin d’année et c’est le projet dans lequel je vais tout donner jusqu’au bout. Et cela prend du sens par rapport à ce que je te disais : l’envie d’être utile, le fait de développer des créateurs dans plusieurs domaines. C’est un projet qui me ressemble et une façon pour moi de m’épanouir. Tout en continuant à m’investir dans ma boîte de production audiovisuelle et de musique.

 

Propos recueillis par Jérémy Attali
Crédit photo : tous droits réservés 

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