[Expo] « Sabine Weiss, Une Vie de Photographe »

De la Suisse au Museum of Modern Art de New York, retour sur le parcours et la photographie de Sabine Weiss à l’occasion de sa rétrospective à Vannes, visible jusqu’au 6 septembre.

Il est des entretiens particuliers où l’on sent qu’à l’autre bout du fil, les histoires vont fuser et se mêler entre la petite et la grande. Tel est le cas avec Sabine Weiss, photographe de la génération qui va révolutionner l’image dans les années 40 et 50 en France et aux Etats-Unis. Photographe de scènes de vie comme de gravures de mode, de « femmes paumées » pour ses collections privées comme de mannequin pour Vogue, Sabine Weiss a mille vies, mille styles. Parisienne d’adoption, elle naît et grandit en Suisse avant de débarquer dans la capitale française avec ses objectifs et un objectif bien précis : elle sera photographe. Aujourd’hui sur les murs des galeries et musées de New York à Moscou, elle est une des précurseurs d’une photographie des âmes et des villes, que l’on nommera par la suite « humaniste »… mais pas que, et c’est ce qu’elle préfère : touche-à-tout, elle ne s’est cantonnée à aucun genre. C’est tout l’objet de l’exposition que lui offre Le Kiosque de Vannes jusqu’au 6 septembre, « Sabine Weiss, Une Vie de Photographe ». A l’occasion de cette rétrospective, l’amie de Doisneau et contemporaine de Ronis, Breton, Giacometti… nous a offert quelques minutes dans son emploi du temps toujours aussi chargé, à 95 ans, que dans les décennies de travail acharné dont elle nous a parlé. Interrompue lors de l’entretien par un coup de téléphone d’un ami, elle lui dit : « Je suis en pourparler avec une journaliste, rappelle-moi. » Chers lecteurs, voici donc le compte-rendu des négociations, pour notre plus grand plaisir.

©Sabine Weiss

Comment est arrivée la photographie dans votre vie ?

J’avais onze ans quand j’ai fait mes premières photos. A l’époque de ma jeunesse, on avait des albums qui étaient faits pour coller les photographies, les cartes postales, c’était du gros papier brun foncé, et j’ai retrouvé un de ces albums où sur une page, il est écrit « mon premier film, juillet … ». Je n’étais pas passionnée de photo, mais j’étais passionnée de beaucoup de choses et très bricoleuse. A ce moment-là, je n’ai pas vraiment continué la photographie.

Mais alors comment avez-vous décidé d’en faire votre métier ?

Je n’aimais pas les études. Un jour, un amie m’a dit qu’elle allait à Luzernes pour un concert alors j’ai enfourché mon vélo – c’était la guerre, on faisait tous les pays à vélo – pour la suivre et arrivées là-bas, quand on s’est quittées, j’ai continué ma route. J’ai trouvé une famille qui m’a demandé de venir travailler chez eux et c’est comme ça que j’ai été au pair dans une famille suisse-allemande où je faisais le jardinage, l’élevage des chiens, je m’occupais des pensionnaires, de la cuisine… ils m’appelaient « petite abeille ». Mais un jour, je me suis dit : « ça, c’est très joli, mais qu’est-ce que je fais de ma vie ? ». Je me suis dit, j’aime faire des photos, j’ai déjà fait de la reproduction de tableaux, des photos de gosses qu’on me demandait… et là j’ai décidé que je serai photographe. Alors j’ai écrit à mon père – parce qu’à l’époque, on ne se téléphonait pas ! –, je lui ai écrit : « Je veux être photographe. » Il m’a répondu de rentrer à Genève pour voir comment faire et j’ai débuté pendant trois ans dans une maison qui à l’époque s’appelait Boissonas, une ancienne dynastie de photographes qui, lorsque j’y suis entrée, était déjà établie depuis 80 ans.

©Sabine Weiss

A la fin de la guerre, vous débarquez à Paris, vers 1945. Pourquoi avoir choisi cette ville en particulier pour débuter votre carrière ?

Que je vous raconte tout – j’avais envie de partir. Une cousine m’a proposé de partir à New York, où elle connaissait quelqu’un qui s’occupait un peu de photo. Mais les Etats-Unis, alors que je ne parlais pas l’anglais, que j’avais 17, peut-être 18 ans… bref, il était exclu que j’aille à New York. Alors je suis allée à Paris, où un ami de Genève m’a envoyée chez un photographe qu’il connaissait, Willy Maywald. Il m’a dit « Va le voir, et dis-lui que tu vas travailler avec lui. »… ce que j’ai fait. Il était étonné, ce monsieur ! C’est comme ça que j’ai travaillé trois ans à Paris avec Maywald, à apprendre la pratique, à porter les appareils, ranger les robes des mannequins, et surtout faire tous les tirages dans une chambre noire.

Alors que Paris compte parmi vos premiers et plus grands terrains de jeu, c’est pour les Etats-Unis que vous avez beaucoup travaillé dans les années 50. Comment expliquez-vous que les américains aient été particulièrement intéressés par votre travail?

Après trois années d’apprentissage, j’ai voulu voler de mes propres ailes. Un jour que j’étais aux bureaux de Vogue, un petit monsieur vient me voir et me dit à propos de mes photos : « Ah, c’est bien ça, qu’est-ce que c’est bien, ah ! »… et j’en passe. Ce petit monsieur, c’était Robert Doisneau. Tout de suite, il m’a fait rentrer à l’agence Rapho, où très vite on m’a présentée au correspondant aux US, M. Charles Rado, qui bien avant la guerre avait créé l’agence Rapho. Ce monsieur avait été psychanalysé par mon oncle : il connaissait et aimait beaucoup mon oncle et ma cousine, et il m’a beaucoup aimée moi-aussi, beaucoup aimé mon mari… en fait, il a tout beaucoup aimé, ma photographie et tout le fourbi, si bien que j’ai énormément travaillé pour les Etats-Unis. C’était un très bon agent, un tout petit monsieur hongrois très discret mais qui avait des clients très fidèles et, même après sa mort, ses clients me sont restés fidèles, c’est comme ça que j’ai travaillé pour toutes les revues américaines.

©Sabine Weiss

Et que vous avez été exposée très jeune dans des musées prestigieux comme le MoMA à New York et le Chicago Art Institute, non ?

Oui, M. Rado a fait des expos prestigieuses pour moi ! Mais je ne le savais pas, moi je croyais que le Chicago Institute c’était une petite institution, je ne me rendais absolument pas compte – c’est en retournant à New York et Chicago plus tard avec mon assistante que j’ai réalisé. On est allées aux musées, dire bonjour et quand on est arrivées, ils avaient étalé toutes les photos, toute la correspondance – des lettres en anglais tapées par mon mari avec une vieille machine à écrire qui tapait très mal, et le mari qui était peintre mais pas du tout dactylo – ça a été très amusant.

On vous dit une des représentantes de la photographie humaniste et pourtant, vous avez confié que cette appellation vous semble réductrice au vu de votre travail très riche et varié — dont témoigne votre exposition en cours à Vannes. Comment définiriez-vous votre travail et les sujets qui vous intéressent, qui captent votre attention ?

D’abord, je vais vous dire, avant ces vingt dernières années – parce qu’on croit que c’est la veille mais finalement le temps passe tellement vite – on ne parlait pas de photo humaniste. C’est peut-être venu par Steichen, qui a préparé l’exposition « The Family of Man », à New York. Quand il m’a vue, au début, il m’a dit : « Oh ma petite, vous êtes trop jeune pour ce que je cherche comme photographies »… et finalement, il m’a quand même pris trois photos dans l’exposition, ce qui était très élogieux pour moi.

©Sabine Weiss

On lit beaucoup que vous étiez indépendante et émancipée avant l’heure : est-ce que vous vous sentiez à part dans la photographie à cette époque, en tant que femme ?

Ecoutez, je ne me suis jamais occupée des autres. Je ne me posais pas la question et ça ne me posait pas de problème. J’avais tellement de travail : dans la même journée, je faisais tellement de choses, j’étais à tellement d’endroits… J’étais très occupée, j’avais beaucoup d’amis, je faisais bien la cuisine alors on faisait beaucoup de dîners. J’ai aussi beaucoup voyagé par mon travail. J’ai connu un peu Ronis, j’ai bien connu Doisneau mais je ne connais pas du tout les photographes. Malheureusement, je suis ignare en photographie !

Vous avez dit : « Je ne suis pas une artiste. Un artiste crée, pas moi. » Pourtant, l’inconscient collectif tend à vous qualifier d’artiste-photographe. Pourriez-vous expliquer davantage ce sentiment de ne pas être une créatrice d’art ?

La photo, ce n’est pas une création, pas du tout une création ! Mes photographies, celles que j’aime, sont des témoignages. Je n’y ajoute rien : je vois et je fixe ce que je vois sur une pellicule. J’ai fait beaucoup de choses très différentes et ça m’amuse d’avoir fait des vivants, des morts, des tas de choses. Même dans mon petit studio, j’arrivais à faire des mises en scène hasardeuses, même s’il ne fallait pas que je brûle la maison ni que je l’inonde, mais enfin…

Et si la photographie n’est pas art, est-elle plus politique pour vous ?

Moi, je ne le suis pas du tout – d’abord j’ai jamais fait de photo de manif, ou alors si, qu’une seule de mes photos peut-être, celle d’un homme dans un arbre qui a sûrement été prise au cours d’une manif… mais désormais c’est simplement une illustration d’un roman dont je ne me souviens plus le titre. Les photos que je suis contente d’avoir faites, ce sont souvent des petites scènes anodines, où j’ai photographié des gens, des femmes – je penses aux femmes je ne sais pas pourquoi –, tellement paumées… le fait que je les photographie, ça leur donnait une raison d’être, un bonheur formidable : tout à coup, quelqu’un les regardait. C’est des photographies comme ça qui me touchent.

©Sabine Weiss

Votre exposition à Vannes se tient jusqu’au 6 septembre, et elle comporte une partie dédiée à vos clichés bretons – avez-vous particulièrement travaillé dans la région ?

Je n’ai jamais vraiment photographié la Bretagne ou fait un vrai reportage, mais j’y suis passée quelques fois. Une fois, je devais prendre en photo une voiture, que je devais mettre dans des jolis sites tout autour de la France dont la Bretagne. Evidemment, sur place, j’ai photographié autre chose que cette voiture ! Il y a eu un autre reportage aussi, un travail sur les sardines, parce que j’étais très collectionneuse de boîtes de sardines. J’ai photographié sur les imprimeries de boîtes et les sardineries… et à cette occasion des bigoudènes. A l’époque, on était tellement frappés de voir ces femmes et ces hommes en costume, ces femmes qui brodaient assises par terre en habits traditionnels.

Pour finir, vous avez rencontré et photographié parmi les plus grands noms de l’art… est-ce que l’un des artistes que vous avez photographié vous a beaucoup marquée ?

Les artistes… ça dépend vous savez, c’est difficile à dire. Je pense à Breton : je suis très contente d’avoir des photos de Breton, qui sont assez exclusives parce qu’il est avec toute sa collection. Mais j’en suis contente surtout parce que, quand je suis arrivée chez lui, il m’a dit « Pas de photo de moi !  » – alors évidemment qu’après j’en ai fait plein. Une fois aussi van Dongen : ce n’était pas lui que je photographiait à l’origine, je faisais un reportage pour une revue sur un tableau qu’il avait peint de Brigitte Bardot et ce jour-là c’était des grands formats, avec des plaques, plein de matériel de photo… je me disais : « Mon dieu, tout ce matériel que je me trimballe ! » Parfois, c’était techniquement très laborieux, les gros flashs, les plaques, les châssis, les appareils encombrants, très lourds… et même avec ça, j’ai toujours été très contente d’être photographe.

©Sabine Weiss

Propos recueillis par Maud Darbois

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